Homélie du 5 aout 2018

Ex 16, 2-4.12-15
Ps 77
Ep 4,17.20-24
Jn 6, 24-35

 

En écoutant le peuple récriminer au désert, regrettant les marmites pleines de viandes et le pain à satiété du temps de l’esclavage, je me suis souvenu de mon grand-père remplissant à ras bord l’auge du cochon la veille de son sacrifice. La morale de cet homme était la morale de tous ceux et celles qui ont connu la faim, elle tient en une phrase : mourir oui mais mourir le ventre plein.

Dans la récrimination du peuple au désert il y a bien cela et ici Dieu ne leur fait aucun reproche, il leur donne de la viande et du pain. Le ventre a aussi ses droits ou plutôt quelle est la liberté du ventre vide ? Un mensonge comparable à l’obscène « le travail rend libre » à l’entrée des camps de concentration nazis…

Il semble devenu de mode, chez une minorité qui se pense élite ou avant-garde, à séparer l’humanité entre « viandards » et « éveillés ». Sans vouloir rentrer dans le débat très sérieux de la souffrance animale, il me semble clair que si nos ancêtres ont pu domestiquer des animaux aussi différents que les bovins et les loups, c’est que ces derniers sont opportunistes. Autrement dit les animaux avaient eux aussi un intérêt à cette domestication : une nourriture abondante avec un maximum de sécurité et un minimum de dépense d’énergie. Mais à l’époque de ce « contrat » les humains, et encore moins les animaux, ne pouvaient imaginer l’avènement de l’industrie agro-alimentaire. Ici en effet les données du « contrat » ont radicalement changé ; il ne s’agit plus de mourir le ventre plein mais bien de ne jamais vivre du tout puisque l’industrie ne considère que de la matière première. Alors oui, il y a bien scandale.

Mais vivre (où la morale du « mourir le ventre plein » est maîtresse !) est une chose, exister en est une autre. Le fameux cri de « vive la liberté » ne vient pas questionner la souffrance ou le bien-être…mais bien l’existence. Ne pas être là comme une chose, ni même courir ici et là comme un vivant aux multiples besoins, mais EXISTER.

En christianisme l’existence au sens plein du terme est rencontre. La rencontre avec le petit prince passe par le fameux « dessine-moi un mouton », quoi de plus prosaïque que le dessin d’un mouton ? Quoi de plus prosaïque qu’un morceau de pain ? Et pourtant Écoutons à nouveau le Christ répondant à la foule récriminant des disciples :

« Amen, amen, je vous le dis : ce n’est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel ; c’est mon Père qui vous donne le vrai pain venu du ciel. Car le pain de Dieu, c’est celui qui descend du ciel et qui donne la vie au monde. » Ils lui dirent alors : « Seigneur, donne-nous toujours de ce pain-là. » Jésus leur répondit : « Moi, je suis le pain de la vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; celui qui croit en moi n’aura jamais soif (Jean 6,32-35).

Cette faim et cette soif ne sont pas celles de ventres vides ou de ventres trop pleins, non, cette faim et cette soif sont celles d’une rencontre qui fait exister pleinement ou d’une absence de rencontre qui nous laisse en vie mais pas plus.

Oui Dieu par l’eucharistie vient littéralement se donner à nous, il nous fait don de lui, de son être. Pour retrouver le Don qui se joue autour de se banal morceau de pain il faut savoir entendre le « dessine-moi un mouton » du Petit prince. Ici ce qui est en jeu c’est le sens même de notre existence. Un sens qui se tient irréductible à tout concept, à toute violence. Le dessein de Dieu pour l’humanité passe par la communion à ce pain et à ce vin. Intelligence du cœur qui passe par le corps, par le nôtre et celui du Christ. La simplicité même de ce signe (un morceau de pain !) est en adéquation, en consonance avec le Dieu de l’Évangile. Ce Dieu qui se donne librement à voir et à entendre par la voix et les gestes d’un homme, Jésus. Irréductibilité d’une vie, d’une vie d’homme en Judée et Galilée il y a 2000 ans.

Dans l’eucharistie que nous allons vivre il s’agit de dire merci, de rendre grâce à cette vie humaine donné, livré dans et par ce corps et ce sang. Il s’agit aussi de communier à cette vie divine par ce pain et ce vin afin « que nous soyons uni à la divinité de celui qui a pris notre humanité ». Cette nourriture spirituelle, point de rencontre entre Dieu et l’homme, est aussi une énergie de vie qui doit nous permettre d’exister, d’être incarné dans la vie.

« Laissez-vous renouveler par la transformation spirituelle de votre pensée. Revêtez-vous de l’homme nouveau, créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté
conformes à la vérité » (Éphésiens 4, 23 et 24). Est ici les choses se corsent !

Croire par son esprit, son imagination et son intelligence c’est si simple (et encore) mais croire avec son cœur, ses tripes, son corps et son mauvais tempérament… c’est autre chose. Cette semaine j’ai eu l’occasion de m’accrocher rudement avec un collègue…pas facile d’aimer en vérité c’est-à-dire par des gestes, des attitudes, des paroles qui engagent s’en essayer d’écraser, d’emporter le morceau, d’échapper au souffle froid de l’humiliation. Ne pas se rabaisser, autrement dit rabaisser l’autre à tout prix…et à quel prix. Celui de la non rencontre, celui de passer à côté de cet essentiel qui a pour nom existence. On ne peut (et heureusement) obliger les autres à nous aimer ou tout simplement à nous respecter. Mais soi même parler et agir avec respect quoi de plus simple et pourtant déjà de si difficile. Alors même que l’Évangile est ici bien plus radical puisqu’il va jusqu’à demander d’aimer ses ennemis.

Dans quelques instants nous prendrons le temps de la manducation pour nous préparer au temps de la rencontre avec l’autre, les autres et les « p’tits cons ». Mais comme me l’affirmait une dame : « p’tit con, c’est un petit mot d’amour »