Homélie du 30 mars 2018

« Le Christ, pendant les jours de sa vie dans la chair, offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé » avons-nous entendu dans la lettre aux Hébreux ! Comment ne pas s’insurger devant une telle affirmation après le récit de la mort ignominieuse de Jésus sur la Croix que nous venons d’entendre ?… Les supplications de Jésus n’auraient-elles pas été entendues ? Quel est ce Dieu qui laisse mourir son Fils dans un silence assourdissant ? Où était Dieu le vendredi saint s’écrient les philosophes de la mort de Dieu ! Comment accorder foi à un Dieu qui se prétend “Dieu d’Amour” et qui laisse faire des choses pareilles sans sourciller ?

On a chanté et on chante encore parfois, dans nos églises, le Vendredi Saint, un chant de Michel Scouarnec et Jo Akepsimas : « On attendait ce jour-là que s’ouvre le ciel. Le ciel n’a pas répondu, la prière s’est perdue dans la nuit… » C’est très émouvant peut-être, mais ce n’est pas juste ! Ce n’est pas vrai, Dieu n’est pas resté silencieux.

Ceux qui se posent la question du silence de Dieu face à la souffrance du Christ ne posent pas un regard chrétien sur la réalité.

Oui, bien sûr, Jésus, à Gethsémani et sur la Croix, fait l’expérience de l’épreuve insensée et de l’apparent silence de Dieu. Mais, sa manière de traverser l’épreuve éclaire notre chemin et nous dit qui est Dieu…

Quand Jésus s’écrie : 02 Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » il n’est pas confortablement installé au micro d’une église comme je le suis aujourd’hui. Il est cloué vif sur le bois d’une croix !

Nous avons perdu depuis bien longtemps, et c’est heureux, l’habitude de crucifier les malfaiteurs… On n’ a plus aucune idée de l’effort titanesque que représente le fait de parler pour un crucifié en train de mourir de tétanie et d’asphyxie  progressive. Les sept paroles du Christ en croix que retiennent les quatre évangiles représentent un exploit physique totalement surhumain. C’est pourquoi Jésus ne peut en aucun cas réciter le psaume dans son entier…

Je lui prête donc ma voix pour vous en livrer de larges extraits : 02 Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Le salut est loin de moi, loin des mots que je rugis. 03 Mon Dieu, j’appelle tout le jour, et tu ne réponds pas ; même la nuit, je n’ai pas de repos. …/… 08 Tous ceux qui me voient me bafouent, ils ricanent et hochent la tête : 09 « Il comptait sur le Seigneur : qu’il le délivre ! Qu’il le sauve, puisqu’il est son ami ! » …/… 12 Ne sois pas loin : l’angoisse est proche, je n’ai personne pour m’aider. …/… 15 Je suis comme l’eau qui se répand, tous mes membres se disloquent. Mon cœur est comme la cire, il fond au milieu de mes entrailles. 16 Ma vigueur a séché comme l’argile, ma langue colle à mon palais. Tu me mènes à la poussière de la mort. 17 Oui, des chiens me cernent, une bande de vauriens m’entoure. Ils me percent les mains et les pieds ; 19 Ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement. 20 Mais toi, Seigneur, ne sois pas loin : ô ma force, viens vite à mon aide !

Et puis vient la fin du psaume qui commence par ce cri de joie :

Tu m’as répondu !

23 Et je proclame ton nom devant mes frères. …/… 26 Tu seras ma louange dans la grande assemblée ; devant ceux qui te craignent, je tiendrai mes promesses. 28 La terre entière se souviendra et reviendra vers le Seigneur, chaque famille de nations se prosternera devant lui : 32 On proclamera sa justice au peuple qui va naître : Voilà son œuvre !

Non, Dieu n’est pas silencieux au Calvaire. On pourrait même dire qu’au contraire, c’est le moment où sa Parole se dit en plénitude.

La Parole de Dieu, face à l’angoisse des hommes confrontés à la souffrance injustifiable, elle est là, devant nos yeux, crucifiée sur la Croix ! C’est Jésus lui-même, Verbe de Dieu, Parole de Dieu venue en notre chair.

«Devant le silence de Dieu […] Jésus n’a pas obtenu de réponse parce qu’il est lui-même la réponse», nous dit Rémi Brague.[1]

Le Père n’est pas absent du Calvaire, il y est totalement et parfaitement présent. Il y fait ce qu’il fait de toute éternité : engendrer et recueillir l’amour du Fils.

« Je te reçois et je me donne à toi » se disent les époux en se donnant le sacrement de mariage pour ne faire plus qu’un. C’est la même chose qui se passe sur la Croix. Et c’est pour cela que le mariage, comme l’eucharistie, est sacrement de l’Amour

Sur la Croix, il s’agit de l’échange des consentements entre le Fils et le Père, dans le respect absolu et chaste du rôle de chacun… Dieu reçoit entre ses mains le don que son Fils lui fait de sa vie dans le souffle de l’Esprit.

« Par ses souffrances il apprit l’obéissance, nous disait la Lettre aux Hébreux. Et, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel.»

Dans un dernier souffle, l’Homme Jésus, ayant pris sur lui notre humanité dans toute l’épaisseur de son péché, la “retourne” vers  le Père dont le péché l’avait détourné… C’est ce don sans réserve qui nous sauve et nous restitue dans notre dignité bafouée.

En Jésus, Verbe fait chair, Dieu a tout dit… Il nous a donné sa Parole et, nous donnant sa Parole il nous a donné la parole…

C’est à nous désormais qu’il revient de “prendre la parole” et de la laisser s’exprimer en chacune de nos vies…

Faisons silence à notre tour… Ne serait-ce pas notre bruit intérieur qui nous empêche d’entendre ce que Dieu dit ? N’est-ce pas aussi notre superficialité qui, de nos jours, s’exprime si souvent à travers les médias qui flattent plus notre épiderme que notre intelligence, qui nous empêche d’atteindre la profondeur nécessaire pour entendre ce que Dieu dit dans le silence de la mort de son Fils…

Entendue et accueillie au creux de notre âme, la violence inouïe du calvaire engendre la paix, une paix que nul ne pourra nous ravir… (cf. Jn 16, 20-22)

Il faut avoir atteint la qualité spirituelle d’un Jacques Hamel, d’un Christian de Chergé, ou d’un Arnaud Beltrame pour entendre ce que Dieu dit au creux de la violence qui se déchaîne et savoir s’y ajuster en faisant écho à celui qui nous dit : « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne ! »

« Ils lèveront les yeux vers celui qu’ils ont transpercé.» (Jn 19, 37) Oui, Seigneur, nous levons les yeux vers toi… Apprends-nous la confiance et l’amour.

 

[1] Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, Flammarion, Paris, 2009, p. 164.