Homélie du 17 janvier 2021 (Grégoire)

Textes :
1 S 3, 3b-10.19
Psaume 39 (40), 2abc ?4ab,7-8a, 8b-9, 10cd.11cd
1 Cor 6,13c-15a.17-20
Jn 1, 35-42

Frères et Sœurs, une écoute attentive des textes que la liturgie nous propose aujourd’hui conduit tout naturellement à la double question de la vocation et de l’accompagnement spirituel.

À quoi Dieu m’appelle t-il ? Comment Dieu m’appelle t-il ?

Je ne partirai pas directement du récit de la vocation du petit Samuel, mais de la Lettre de Saint Paul aux Corinthiens qui me semble donner une réponse à la première question. À quoi Dieu m’appelle t-il ?

« Vos corps sont les membres du Christ. Celui qui s’unit au Seigneur ne fait avec lui qu’un seul esprit», nous dit l’Apôtre. Le but ultime de notre vie serait donc de ne faire plus qu’un avec le Seigneur et de manifester cela en vivant en véritables « sanctuaires de l’Esprit-Saint… membres du Christ lui-même ».

« Vous ne vous appartenez plus à vous-mêmes… Rendez donc gloire à Dieu dans votre corps. » 

Concrètement qu’est-ce que cela veut dire ne faire plus qu’un avec le Seigneur ? Je me souviens, adolescent, quand je me posais des questions sur le “quoi faire de ma vie”, j’essayais de savoir ce que Dieu voulait pour moi et je m’angoissais un peu à l’idée de faire le mauvais choix… Je trouvais que Dieu n’était pas très loquace, ni précis et que cela aurait été plus facile qu’il me dise clairement : « C’est ça que je veux que tu fasses. »

Je n’avais pas encore compris, (l’ai-je vraiment compris d’ailleurs depuis ? Ce n’est pas sûr…), que la toute-puissance de Dieu s’arrête et s’incline devant notre liberté. C’était à moi, avec l’aide de ceux qui pouvait m’accompagner, qu’il revenait, en fonction de la réalité dans laquelle je vivais, de mes capacités et de mes limites, de déterminer la manière dont je laisserai le Seigneur unir ma vie à la sienne…

Répondre à l’appel du Seigneur, pour les chrétiens que nous sommes, c’est accepter de ne plus nous appartenir à nous-mêmes et, avec Lui, de nous en remettre au Père… Ce faisant nous devenons témoins de la vocation de tous à la sainteté quel que soit l’état de vie.

Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, mais ce n’est pas le lieu.

La deuxième question était : « Comment Dieu m’appelle t-il ? » Les extraits du premier livre de Samuel et de l’évangile de Jean que nous avons entendu tout à l’heure montrent clairement que l’appel passe très souvent par des médiations humaines.

Je voudrais m’arrêter un peu avec vous aujourd’hui sur cet aspect des médiations et de l’accompagnement.

Deux figures fort-intéressantes sont proposées aujourd’hui à notre méditation : celle d’Éli, et celle du Baptiste.

L’attitude d’Éli, prêtre du sanctuaire de Silo (à ne pas confondre avec le prophète Elie), est remarquable :

Par trois fois le jeune Samuel viens le voir : « Tu m’as appelé, me voici. » Éli aurait pu profiter de la situation comme le font certains éducateurs préoccupés de leur propre image… Il n’en n’est rien.

Anne lui a confié son fils Samuel pour qu’il en fasse un serviteur de Dieu. Il sait que son rôle d’éducateur est de conduire Samuel à se réaliser lui-même. Il a bien conscience de n’être qu’un intermédiaire entre Samuel et son Dieu. Il joue son rôle à merveille en prenant toute sa place mais rien que sa place.

Le Baptiste, quant à lui, voyant passer Jésus, s’efface devant lui aux yeux de ses disciples : « Voici l’Agneau de Dieu » leur dit-il, les invitant ici à se détacher de lui pour suivre le Christ… Un peu plus loin dans ce même évangile, le Baptiste dira à propos de Jésus : « il faut que lui grandisse ; et moi, que je diminue.» (Jn 3, 30)

Eli et Jean-Baptiste dont de beaux exemples pour les éducateurs que nous sommes : Parents, grands-parents, enseignants, accompagnateurs de catéchumènes, prêtres…

Vous connaissez certainement ces paroles de Khalil Gibran, mais je ne résiste pas l’envie de vous les relire :

« Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même, ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. […] Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés. L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini, et Il vous tend de sa puissance pour que ses flèches puissent voler vite et loin. […] De même qu’Il [l’Archer] aime la flèche qui vole, Il aime l’arc qui est stable. »[1]

Dans une interview accordée quelques semaines avant sa mort à un jeune qu’il avait entièrement élevé et à qui il avait payé ses études jusqu’au Bac, Baba Simon, qui rêvait de faire de lui le premier prêtre noir du Nord-Cameroun mais qui sentait bien que ce jeune s’orientait vers autre chose, lui déclare : «L’école est une clé, une sorte de clé qui ouvre bien des portes. Je t’en ai fais cadeau ; ainsi tu pourras ouvrir beaucoup de portes. Cette clé est à toi c’est merveilleux ! Là où tu ne pouvais arriver jusqu’ici, à présent tu le peux. Et t’ayant donné ma clé, je ne cours plus après toi pour te dire : passe par ici ou par-là ! Malheur à moi-même si je voulais t’influencer, car tu serais tenté d’ouvrir une autre porte.»[2]

Simon refuse d’user ou plutôt d’abuser de son pouvoir ou de la reconnaissance qu’il serait en droit d’attendre pour influencer ce jeune et lui dicter sa conduite. Nous sommes ici  au cœur de la question de la chasteté qui n’est pas qu’une affaire physique.

« Oui, dans les débuts, continue Baba Simon, on te dira ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Mais le jour viendra où tu seras capables d’agir par toi-même […] Tu décideras par toi-­même, et pour ton avenir, quelle porte tu dois ouvrir. Certes, au cas où tu aurais des doutes, tu pourras toujours t’adresser à moi : “Toi qui connais mon passé, ma situation et mon caractère, ne pourrais-tu pas me donner un conseil ?” Je te le donnerai, mais ce sera seulement un conseil[3]

Malheur à moi-même si je voulais t’influencer !

Combien parmi nous, poussés par le besoin caché, quand il n’est pas inhibé, de paternité/maternité, de reproduction, ou simplement de reconnaissance, de valorisation ou de gratification, ont-ils des difficultés pour trouver les paroles, les gestes, les attitudes qui conviennent et qui laisseront grandir par eux-mêmes ceux que le Seigneur leur a donnés d’accompagner ?

Au cours d’une retraite qu’il prêchait à des prêtres alors qu’il était encore archevêque de Buenos-Aires, Jorge-Maria Bergoglio, disait : « Finalement, l’exigence de notre nature d’hommes, nés pour être féconds, nous secoue de l’intérieur et peut nous conduire à prendre possession de tous ceux que nous aidons à grandir dans le Christ, à vouloir les faire nôtres, comme si nous voulions posséder le troupeau plutôt que de le conduire : on cherche sournoisement à ce que nos fidèles nous soient attachés, plus à nous qu’à l’Église. Notre foi de pasteurs devient alors intéressée, possessive et méfiante.»[4]

Saint Jean Bosco écrivait à ses confrères : «Considérons comme nos enfants ceux sur lesquels nous avons un pouvoir à exercer (et cela doit être vrai même s’il ne s’agit pas d’enfants) [5]. Mettons-nous à leur service, comme Jésus qui est venu pour obéir, non pour commander. Redoutons ce qui pourrait nous donner l’air de vouloir dominer, et ne les dominons que pour mieux les servir.»[6]

Les révélations et les récents débats autour de l’inceste qui gangrène notre société à tous les niveaux, nous invitent à la vigilance.

L’autre, quel qu’il soit, est une histoire sacrée, un sanctuaire sur lesquels je n’ai aucun droit…

Si je veux développer l’autre à mon image sans chercher à contempler en lui ou en elle une image du Christ, parfaitement unique et singulière, qui n’a pas besoin de passer par ma ressemblance pour ressembler au Christ, alors, non seulement son développement sera difficile mais je risque même fort de l’étouffer, de le tuer dans l’œuf.

Prions, Frères et Sœurs, pour ceux qui ont un rôle d’éducation dans notre monde bien compliqué.

Qu’ils sachent se mettre à l’écoute du Christ qui seul mérite le nom de Maître (Cf. Mt 23,8) et qui, de toute éternité, est tourné vers Dieu (Jn 1,1).  Alors peut-être leurs efforts, comme ceux d’Eli, seront couronnés de succès : « Samuel grandit. Le Seigneur était avec lui, et il ne laissa aucune de ses paroles sans effet. »

 

[1] Khalil Gibran, Le Prophète.

[2] Cf. Baba Simon, interview par Jean-Baptiste Baskouda, 27 mai 1975, inédit.

[3] Idem.

[4] Jorge Maria Bergoglio, Amour, Service et Humilité, Éditions Magnificat SAS, Paris, 2013, p.57.

[5] C’est moi qui souligne et précise.

[6] Cité dans l’office des lectures de la mémoire de St Jean Bosco.