Homélie du 16 août 2020

Textes :

   Is 56, 1.6-7
   Ps 66 (67), 2-3, 5, 7-8
   Rm 11, 13-15.29-32
   Mt 15, 21-28

Voilà encore une fois un texte bien surprenant…

Comment Jésus, “doux et humble de cœur” (cf. Mt 11,29) dont on sait qu’il est “venu pour que les hommes aient la vie en abondance” (Jn 10,10) peut-il se comporter d’une manière aussi cassante avec une femme qui vient lui demander son aide ?

D’abord, il ne répond pas !

Ensuite, devant l’insistance des disciples qui ont la tête cassée, il répond que ce n’est pas son problème… “Je n’ai pas été envoyé pour les païens… mais pour les brebis perdues d’Israël !”

Au troisième assaut de la femme, il la renvoie brutalement en lui faisant comprendre que ce n’est pas bien de regarder dans l’assiette des autres et qu’elle n’a qu’à se contenter de son sort ! Il la traite même de “chien”… Curieux dans la bouche de celui qui est venu “pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude !” (Mt 20,28)

Et puis, tout à coup, à la quatrième tentative de la cananéenne, changement radical d’attitude : Jésus passe du refus et du rejet à l’admiration et à l’exécution immédiate de ce que la femme demande…

Jésus se laisse bousculer, j’allais dire “convertir” par cette femme, pour le moins audacieuse, il semble changer de regard et se laisser convaincre !

Soit dit en passant, ce n’est pas la première fois que Jésus se laisse enseigner  par une femme… Jésus, a beau être le Verbe de Dieu venu en notre chair (cf. Jn 1,14), Chemin, Vérité et Vie (cf. Jn 14,6), il se laisse aussi, semble-t-il, évangéliser par celles et ceux qu’il rencontre.

C’est Marie de Béthanie, par exemple, qui semble lui inspirer le geste du lavement des pieds, qu’il instituera en même temps que l’eucharistie comme geste pour faire mémoire de Lui et le rendre présent au milieu de nous… (cf. Jn 12, 1-3 ; Mt 26, 13 et Mc 14, 3-9)

Qu’est ce qui a bien pu provoquer ce renversement d’attitude vis-à-vis de la Cananéenne ?

Elle crie son problème à Jésus : … Rien !

Elle crie son problème aux disciples : … Rien !

Elle implore à genoux le secours du Seigneur : … Rien !

Alors, là où beaucoup parmi nous se seraient découragés, elle ne se laisse pas démonter… Gardant confiance elle poursuit le dialogue qu’elle a réussi péniblement à entamer avec le Christ et, exprimant son humilité, elle reconnaît sa petitesse et le fait qu’elle n’a aucun mérite à faire valoir pour obtenir ce qu’elle demande. On dirait que Jésus entend, dans les propos de cette femme comme un écho du Magnificat de sa Maman que nous avons entendu hier : Et voilà que çà répond!… : Que tout se fasse pour toi comme tu le veux !” déclare-t-il.

Je crois que Jésus veut nous faire comprendre que la foi est une démarche qui engage toute notre personne et qu’elle comporte une persévérance qui doit dépasser les obstacles qui se présentent à nous…

Il ne suffit pas d’exprimer sa foi avec la bouche : « Aie pitié de moi, Seigneur, fils de David ! Ma fille est tourmentée par un démon. »

Il ne suffit pas d’exprimer sa foi par des rites et des prosternations…

Encore faut-il entrer dans une véritable démarche d’humilité qui consiste à s’en remettre à Dieu et à lui seul parce que c’est lui qui sait ce qui est bon pour nous et il nous le donne à profusion… La Cananéenne l’a bien senti. Sa foi profonde lui fait comprendre que les miettes suffiront bien à rassasier sa soif de vie pour elle et pour sa fille.

Alors, comme la femme atteinte d’Hémorragie s’empare de la puissance qui émane de Jésus, en touchant la frange de son manteau[1], elle “force” Jésus à libérer sa puissance !.

Encore une fois on retrouve ici l’attitude de Marie… à Cana, cette fois-ci (Jn 2, 1-11) : « Ils n’ont plus de vin » dit Marie à son Fils ! « Femme que me veux-tu ?, répond Jésus, mon heure n’est pas encore venue ! »… Marie ne se décourage pas pour autant : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le ! » et le miracle s’accomplit !

Ce n’est pas à nous de faire le menu de ce que Dieu va nous donner pour nourrir notre vie… Mais c’est à nous qu’il revient de reconnaître que c’est lui, Dieu, et lui seul qui peut combler nos vies et les amener à leur accomplissement… “Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux” dira Jésus à son Père au jardin des Oliviers la veille de sa mort, au soir du jeudi saint…

Si Jésus est Sauveur, c’est parce qu’il est entièrement soumis à la volonté de Dieu… Et c’est notre soumission totale au Christ qui nous permet d’obtenir tout ce dont nous avons besoin. “Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, il vous l’accordera…” (Jean 15, 16) Il ne s’agit pas d’une soumission passive, mais bien d’une soumission active dont le moteur est la foi. Une soumission “audacieuse” comme celle de Marie et de la Cananéenne.

Jésus, nous l’avons entendu ce matin, affirme qu’il n’a été « envoyé qu’aux brebis perdues d’Israël ». D’ailleurs quand il envoie les douze en mission au chapitre 10 de ce même Évangile de Matthieu, il leur dit bien : « Ne prenez pas le chemin qui mène vers les nations païennes …/… Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » (Mt 10, 5-6)

Mais la foi de la Cananéenne nous montre bien et rappelle à Jésus que, comme le disait la première lecture, « sa maison s’appellera “Maison de prière pour tous les peuples” et que « les étrangers qui se sont attachés au Seigneur pour l’honorer, …/… il les conduira à sa montagne sainte. »

Le temps des païens est venu et Jésus est comme ramené à sa mission première et fondamentale de « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés. » (Jn 11,52)

C’est la foi insistante d’une soi-disant païenne  qui le ramène au cœur même de sa mission ! Quelle leçon pour chacun d’entre nous qui avons tellement tendance à nous ériger en douaniers comme nous le reproche parfois le pape François. « Nous nous comportons fréquemment comme des contrôleurs de la grâce, dit-il, et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun avec sa vie difficile. » (Evangelii Gaudium, n° 47)

Qu’à cause de nous « l’étranger qui s’est attaché au Seigneur, n’aille pas dire : « Le Seigneur va sûrement m’exclure de son peuple » (Is 56,3), déclare Isaïe dans le verset qui précède tout juste l’extrait que nous venons d’entendre dans la première lecture. Cela sonne comme un avertissement ! Puissions-nous être témoins de l’absolue miséricorde de Dieu qui rejoint chacun là où il est, là où il en est…

Saint Paul, en bon juif qu’il était, sait bien, lui aussi, que Dieu a choisi le peuple d’Israël pour se révéler à lui, à charge pour ce peuple de relayer cette révélation auprès des autres peuples. Mais, comme Jésus, Paul fait l’expérience de la foi des païens et de l’endurcissement de nombreux de ses frères israélites. Il comprend alors que Jésus fait de lui “l’apôtre des païens” et il s’engage à fond dans son ministère, espérant dit-il non sans humour, rendre jaloux ses frères selon la chair, et en sauver ainsi quelques-uns !…

Pour lui, c’est clair – et il développera cela en long et en large dans ses écrits – ce n’est plus la Loi qui sauve mais bien la foi en Jésus.

Que nous venions du monde juif ou du monde païen, ce qui compte c’est d’accueillir l’amour parfaitement gratuit de Dieu, qui porte le nom de miséricorde. Il sait de quoi il parle, Paul, lui l’ancien pourfendeur de chrétiens dont le zèle faisait trembler les premières communautés jusqu’à cette rencontre de Damas : « Je suis Jésus que tu persécutes » (Actes 9, 5) mais je fais de toi « l’Apôtre des nations païennes.» (Gal 2,8).

Paul est désormais sûr de cette gratuité de la grâce qu’il va jusqu’à utiliser une expression qui heurte nos mentalités éprises de liberté. Il affirme en effet : « Dieu a enfermé tous les hommes dans le refus de croire pour faire à tous miséricorde.» Dieu jouerait-il avec nous ? C’est difficilement supportable ! Non, mais Paul a bien compris que si l’amour de Dieu pour nous n’est le fruit d’aucun mérite de notre part, encore faut-il nous ouvrir à cet amour, par la foi en Jésus.

Il sait bien, Paul, que c’est le refus de ses frères israélites, dont il est un éminent représentant, qui a permis l’évangélisation des païens. « L’endurcissement d’une partie d’Israël s’est produit pour laisser à l’ensemble des nations le temps d’entrer » dira-t-il. (Rm 11,25). Il sait que cette évangélisation a le don d’exaspérer certains de ses frères qui s’enferment dans leur refus d’un Messie qui ouvre ses portes à n’importe qui. Mais il sait que Dieu n’oublie pas son Alliance et continue d’aimer les fils d’Israël.

Comparant Israël à un olivier, il développe l’idée que certaines branches ont été coupées pour permettre aux nations païennes d’être greffées sur l’olivier, mais il avertit les nouveaux chrétiens, “fraîchement greffés”, que « c’est à cause de leur manque de foi qu’elles ont été coupées ; tandis que toi, c’est par la foi que tu tiens bon. Ne fais pas le fanfaron, sois plutôt dans la crainte. Car si Dieu n’a pas épargné les branches d’origine, il ne t’épargnera pas non plus. » (Rm 11, 20-21)

Conscients de la miséricorde infinie de Dieu qui fait de chacun d’entre nous son enfant, entrons dans l’action de grâce et chantons avec le psalmiste : « Ton chemin sera connu sur la terre, ton salut, parmi toutes les nations. Que les nations chantent leur joie… Que Dieu nous bénisse, et que la terre tout entière l’adore ! »

[1] Mt 9, 20-22. Cet épisode est plus développé en Marc 5, 25-34.