Textes :
Ez 33, 7-9
Ps 94 (95), 1-2, 6-7ab, 7d-8a.9
Rm 13, 8-10
Mt 18, 15-20
Le texte de l’Évangile que nous venons d’entendre n’est pas à prendre comme un apprentissage du pardon et de ses limites ni comme une justification du pouvoir ecclésiastique.
Je ne suis pas sûr que ce soit l’objectif de l’enseignement de Jésus.
Vous savez peut-être que la première lecture, à la messe du dimanche, est toujours proposée comme une explication et un éclairage complémentaire de l’Évangile. Celle d’aujourd’hui nous invite plutôt à creuser du côté de l’avertissement du pécheur et de la correction fraternelle. Mieux encore, l’ensemble des trois lectures nous conduit à la fine pointe de cette correction fraternelle qu’est l’amour vrai et sans aucune réserve.
Quand Jésus nous dit : « Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera délié dans le ciel », je ne crois pas qu’il cherche à asseoir le pouvoir de qui que ce soit, mais plutôt à nous faire comprendre l’immense responsabilité qui échoit à chacun d’entre nous, face à nos paroles et à notre comportement tout au long de notre vie.
« Tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans le ciel ! » Jésus nous fait prendre conscience que Dieu ne nous prend pas pour des marionnettes qu’il manipule à sa guise. Dieu prend au sérieux nos affaires et nous ne devons pas nous comporter n’importe comment les uns envers les autres.
La toute-puissance de Dieu qui est toute-puissance d’amour est comme “liée”, “attachée”, par le respect absolu que Dieu a de notre liberté qui fait de nous des fils et des filles à son image.
Certains pourront appeler cela le “drame” de notre condition humaine. N’est-ce pas plutôt la révélation de l’incroyable grandeur de notre vocation à la sainteté ? : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint.» (Lv 19,22) nous rappelle le Livre du Lévitique. « Soyez parfaits comme votre Père est parfait » (Mt 5,48) dira Jésus.
Les actes que nous posons sont pris très au sérieux et ont une conséquence jusque “dans le ciel” c’est-à-dire au cœur de Dieu lui-même !
On voit bien que la vie réellement chrétienne n’est pas une affaire de bisounours et de guimauve, mais de vérité vécue dans l’amour. Le pape Benoît XVI a écrit une très belle encyclique sur le sujet en 2009 : Caritas in veritate (l’amour dans la vérité).
« Amour et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent. » (Ps 84,11) dit le psalmiste. Saint-Paul a bien compris cela, qui nous demande, dans la deuxième lecture, de « n’avoir de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel.» La seule dette pour laquelle Dieu nous demandera des comptes, c’est la dette de l’amour mutuel : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » (cf. Gn 4, 10-11)
Les conflits sont inévitables au sein de toute société. Le procès en cours des complices présumés d’Amedy Coulibaly et de Chérif et Saïd Kouachi nous le rappellent douloureusement. Mais n’oublions pas que ces conflits sont aussi présents et prennent parfois naissance au sein de nos propres familles, de nos propres communautés, de nos propres associations, voire de notre Église. Le diviseur, c’est le nom du diable, est à l’œuvre au cœur de chacun d’entre nous.
Alors avant même d’annoncer l’Évangile ou plutôt pour l’annoncer en vérité, il nous faut apprendre à affronter la violence avec les armes de Jésus : la Vérité et l’amour qui va jusqu’au don de soi. … Il y va de notre crédibilité !
Permettez-moi ici de citer notre bien-aimé Pape François :
« Une manière de refuser notre vocation à la Croix se retrouve, dit-il, dans le fait de ne pas accepter le caractère combatif de notre vocation. Il s’agit de la tentation de la “paix à tout prix”, la tentation de l’irénisme. On a peur de la contradiction et on a donc recours à tout type d’arrangement, ou d’évitement, pour avoir la paix, pour qu’aucune contradiction ne se manifeste. La conséquence de cela, c’est que les hommes ne bénéficient pas d’une paix véritable, mais ils vivent dans la lâcheté ou, si l’on peut dire, dans la paix des cimetières.»[1]
Cette attitude combative à laquelle nous invite le Pape n’est pas à confondre avec une attitude belliqueuse. Elle s’enracine dans la conversion de notre regard sur le Christ qui dit à l’être humain ce qu’il est en vérité : un frère et un serviteur.
Le Pasteur Dietrich Bonhoeffer, mis à mort par les nazis le 09 avril 1945 écrivait : « Nous ne pouvons que servir notre frère, sans jamais nous élever au-dessus de lui, et nous continuerons à le servir même lorsque nous devrons lui dire la parole qui juge et sépare… »[2]
N’avons-nous pas entendu Ezékiel tout à l’heure nous appeler à être “guetteur” pour la maison d’Israël et à avertir le méchant d’abandonner sa conduite mauvaise.
Jésus qui vient de rappeler à ses disciples : « votre Père qui est aux cieux ne veut pas qu’un seul de ces petits soit perdu » (Mt 18,14. C’est le verset qui précède tout juste l’évangile d’aujourd’hui !), nous invite à la correction fraternelle enracinée dans l’amour à tout prix : « Si ton frère a commis un péché contre toi, va lui faire des reproches seul à seul …/… S’il ne t’écoute pas, prends en plus avec toi une ou deux personnes …/… S’il refuse de les écouter, dis-le à l’assemblée de l’Église ; s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère-le comme un païen et un publicain.»
Nés de la terre que nous sommes, nous avons tendance à entendre la finale comme si Jésus disait « s’il refuse encore d’écouter l’Église, considère qu’il n’y a plus rien à faire et laisse tomber et même laisse-le tomber ! » Ce n’est pas ce qu’il dit !
Il dit : « Considère-le comme un païen et un publicain.» Ce n’est pas la même chose !
Si nous nous faisons attention à la manière dont Jésus regarde les païens et les publicains, nous voyons bien que non seulement il ne les méprise pas mais il affirme qu’il est « venu pour les malades et les pécheurs » (cf. Mt 9, 13)
Il va même assez souvent jusqu’à prendre des païens et des publicains en modèle de foi. Ce qui a le don d’agacer au plus haut point les pharisiens… : « Même en Israël, je n’ai pas trouvé une telle foi ! » (Lc 7,10) dira Jésus à propos du Centurion païen de Capharnaüm. « Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » affirme-t-il en conclusion de sa parabole des deux fils. (Mt 21,28-31)
Jamais vous ne trouverez une parole de mépris ou de rejet de la part de Jésus vis-à-vis des publicains ou des païens.
Ceux qui se prennent régulièrement des “soufflantes”, en revanche, de la part de Jésus, ce sont plutôt les hypocrites qui se drapent dans leurs soi-disant pratiques religieuses pour s’éviter tout risque de conversion…
À l’aube de cette nouvelle année scolaire demandons à Dieu capacité d’aimer nos frères et sœurs en vérité et quoi qu’il en coûte…
Reprenons les paroles du Psaume : « Aujourd’hui, écouterons-nous la parole de Dieu ? Ne fermons pas notre cœur comme au désert, où nos pères ont tenté et provoqué Dieu. »
« Inclinons-nous, prosternons-nous » (C’est ce que nous ferons à la fin de la messe pour demander la bénédiction de rentrée !) « Adorons le Seigneur qui nous a faits. Oui, il est notre Dieu ; nous sommes le peuple qu’il conduit.»
Alors, si c’est lui qui conduit, laissons-nous conduire vers nos frères !
[1] Jorge Maria Bergoglio, Amour, Service et Humilité, Éditions Magnificat SAS, Paris, 2013, p.87.
[2] Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire…, Labor et Fides, 2007, p. 92.