Nous venons d’entendre un évangile qui aura fait couler beaucoup d’encre et de salive à travers les siècles… Permettez-moi de ne pas “l’attaquer – si je puis dire – de front”, mais de repartir de la première lecture tirée du livre de la Genèse, le livre des commencements…
À Mambré Abraham accueille “l’étranger qui passe”, comme on le faisait chez les gens bien élevés de son peuple. Il accueille “l’autre” dans lequel il lui sera donné de reconnaître ensuite “l’Autre” avec une majuscule…
Est-ce pour avoir oublié que nous sommes tous issus de migrations en tout genre, que notre société ferme frileusement sa porte aux migrants ? Ou est-ce le confort peu à peu gagné par les générations qui nous ont précédés qui nous rend si méfiant devant l’étranger ?
Pour Abraham la rencontre de l’étranger quel qu’il soit, est, à priori, une grâce…
L’attitude d’Abraham comporte deux aspects :
- D’une part l’accueil, avec tout ce que cela implique de service et d’organisation “logistique” (Le veau, les galettes, le fromage, sans oublier l’eau pour se laver les pieds…)
- D’autre part l’écoute et la disponibilité. “Il se tenait debout près d’eux, pendant qu’ils mangeaient…”
Notons-le, Abraham ne revendique rien. Il est totalement accueil et disponibilité. On sait pourtant l’angoisse qu’il porte d’une descendance promise mais qui ne vient pas…
Non, il ne revendique pas, mais il est là, debout, en tenue de service et attentif à la parole de son hôte mystérieusement un et trinitaire…
L’Église, dans sa sagesse, n’a-t-elle pas placé ce récit de la Genèse dans la liturgie d’aujourd’hui comme pour nous aider à comprendre l’Évangile si controversé de Marthe et de Marie ?
L’éternel problème qui revient à la lecture de ce passage de l’Évangile de Luc, c’est d’essayer de trouver l’équilibre entre action et contemplation, comme s’il s’agissait de choisir entre les deux ou, mieux peut-être, de trouver le dosage qui convient… Suis-je plutôt du côté de Marthe ou de celui de Marie ?… La question est mal posée. D’un côté les moines, de l’autre les gens du monde… comme s’il y avait opposition alors qu’il s’agit fondamentalement d’une même mission…
Dans cette conception erronée, Marthe serait la mère de famille qui court dans tous les sens, la tête dans le guidon, pour rattraper le temps qui court. Mais ce pourrait être aussi bien le célibataire ou le retraité qui se dit “surbooké” et qui tombe dans un activisme forcené pour ne pas avoir le temps de se poser les vraies questions. Elles lui font peur et elles risquent de remettre en cause le fragile équilibre de vie qu’il ou elle a su mettre en place…
Marie serait, quant à elle, l’emblème de ceux qui entretiennent soigneusement le poil qu’ils ont dans la main en prétextant des séances de prières à l’heure de la vaisselle ou du service à rendre… Rappelez-vous le prêtre et le lévite de la parabole du bon samaritain, dimanche dernier !
Dans la rencontre de Mambré, Abraham n’oublie jamais l’objectif qui est la rencontre, l’écoute et l’accueil d’une parole qui ouvre l’avenir. De fait, c’est une parole inouïe, au-delà de toutes ses espérances, qui le rejoint dans sa vieillesse : “Dans un an, ta femme aura un fils !”
Les textes que nous avons entendus ce jour nous proposent, pour accueillir le Seigneur et donc sa volonté, d’engager et de mettre en œuvre toutes nos forces, toutes nos capacités, tous nos talents, mais sans jamais nous laisser accaparer par cette “mise en œuvre” qui risque sinon de devenir “mise en scène”…
Il s’agit en fait de tout donner sans attendre un fruit de notre action, mais de celle du Seigneur… Tout donner pour tout recevoir. Il ne s’agit en rien d’une lutte entre l’action et la contemplation mais d’une mise en ordre des deux. “Une prière qui ne nous pousse pas à l’action est aussi fausse qu’une action qui ne nous fait pas prier” disait un vieux curé français.[1]
Ébloui par ses capacités scientifiques et technologiques que le 50ème anniversaire du premier pas de l’homme sur la Lune, illustre bien, l’homme moderne est parfois pris de vertige et se remet bien souvent à adorer l’œuvre de ses mains. Ce n’est qu’un prétexte, nous dit la belle encyclique Lumen Fidei, écrite à deux mains par le Pape Benoit XVI et le Pape François en 2013, un “prétexte pour se placer soi-même au centre de la réalité. Une fois perdue l’orientation fondamentale qui donne unité à son existence, continue l’encyclique, l’homme se disperse dans la multiplicité de ses désirs.” (n° 13) “Par la prière, le chrétien apprend à partager l’expérience spirituelle du Christ et commence à voir avec les yeux du Christ.” (n° 46).
François nous rappelle aussi, un peu plus loin, que nous pouvons aussi nous tenir aux pieds du Christ quand nous nous tenons aux pieds de n’importe lequel de nos frères humains. “La foi, dit-il, nous enseigne à voir que dans chaque homme il y a une bénédiction pour moi, que la lumière du visage de Dieu m’illumine à travers le visage du frère.” (n° 54) Le Samaritain dimanche dernier l’avait bien compris qui nous invitait à rester disponibles malgré les multiples obligations du service…
Dépositaire d’une Parole qui rappelle à l’homme que son impression de toute puissance est un mirage malsain, l’Église, “Porteuse historique du regard de Jésus sur le monde”[2], doit prendre conscience à frais nouveaux de la mission qui est la sienne.
Dans une démarche humble à laquelle l’accule fort heureusement peut-être les révélations d’actes “pédophages” et les abus de pouvoir en tout genre commis notamment par certains de ses clercs, l’Église continue de recevoir le mandat de faire rayonner le regard du Christ sur notre monde.
Confrontée aux sirènes de la mode, aux pressions des lobbys et sans se laisser accaparer par les soucis mondains, elle se tient aux pieds du Seigneur pour accueillir sa Parole et la mettre en œuvre au cœur de ce monde.
Comment ne pas rappeler ici, comme en écho, les quatre fondamentaux de notre synode diocésain :
(1) Appelés à la mission depuis le jour de son baptême chaque chrétien que nous prétendons être est invité à (2) s’enraciner dans la Parole de Dieu et à (3) placer au centre de ses préoccupations et de son engagement les plus pauvres et les plus petits en vivant avec tous la (4) fraternité universelle.
À l’école de Marthe et Marie accueillons le Seigneur et puisons dans sa rencontre personnelle et vivifiante, la force et l’audace d’inviter nos contemporains à s’épanouir sous le soleil de Dieu et non celui de Satan qui sans cesse détourne nos regards vers notre nombril, vers l’idole et vers la confusion des genres…
Tous responsables de l’Église, au nom de notre baptême qui nous fait membres du Christ lui-même, nous sommes posés au milieu des hommes et femmes de notre temps, pour proclamer avec St Paul dans la deuxième lecture : “Le Christ est au milieu de vous, lui, l’espérance de la gloire ! Ce Christ, nous l’annonçons : nous avertissons tout homme, nous instruisons tout homme avec sagesse, afin d’amener tout homme à sa perfection dans le Christ.”
« Heureux ceux qui ont entendu la Parole dans un cœur bon et généreux, qui la retiennent et portent du fruit par leur persévérance. » (Verset de l’Alléluia)
[1] L’abbé Pierre Cimetière, curé de Thélus.
[2] Le Pape reprend ici, au n° 22, une expression de Romano Guardini.