Homélie du 15 septembre 2019

Textes :

Frères et sœurs,

Vous aurez peut-être comme moi trouvé que l’évangile était un peu long aujourd’hui… Mais avouons qu’il apporte un vrai rayon de soleil dans la réflexion de plus en plus glauque et nombriliste dans laquelle s’enfonce insidieusement notre époque…

Les apprentis sorciers de “la pensée prête à porter” voudraient inscrire dans le marbre de la loi la revendication de soi-disant droits individuels de plus en plus farfelus ; et ce, au nom d’une prétendue liberté qui fait voler en éclats l’équilibre sociétal lentement élaboré par la sagesse de nos anciens…

Quand les bornes sont dépassées, disait le sapeur Camembert, il n’y a plus de limites !

Revenons à l’évangile… Les deux fils dont il est question ne sont-ils pas finalement le reflet de nous-mêmes, obsédés que nous sommes par l’épanouissement de notre ego…

Le plus jeune, impatient de réaliser ses désirs et très à cheval sur ce qui lui est dû, exige ce qu’il estime lui revenir et part s’éclater sans se préoccuper des conséquences de son acte…

L’aîné, non moins préoccupé de l’épanouissement de sa propre vie, mais plus “classique” pourrait-on dire, est enfermé dans une obéissance servile et sans amour. C’est pour ça qu’il pète littéralement les plombs quand il apprend la réaction de son père au retour de celui qu’il refuse d’appeler son frère, mais “ton fils”. En fait, il ne supporte pas la gratuité qui est pourtant la condition sine qua non de l’amour…

La gratuité, pourrait-on dire, c’est le prénom de l’amour…

L’un comme l’autre des deux fils ont besoin d’être remis en place par l’annonce de la Miséricorde.

Notons que la vraie conversion du fils parti à l’aventure ne se fait pas au moment où il décide de revenir vers son père… Ce qui le met en mouvement c’est uniquement la faim et le dénuement. Sa formule de repentir est l’expression d’un simple constat : « Je ne mérite plus d’être appelé ton fils… » Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de retrouver l’amour de son père. Il sait bien qu’il n’y a plus droit… Ce qui l’intéresse, c’est de trouver une solution à son problème.

Ce n’est d’ailleurs pas sa démarche de retour qui provoque la réaction de son père… Depuis son départ, le père est à l’affût… Contre toute espérance il espère le retour de son fils… Il l’attend parce qu’il l’aime… Rappelez-vous Saint Paul en 1 Corinthiens 13… : « L’amour prend patience …/… il espère tout, il endure tout. »

Nous sommes ici au cœur du mystère de la Miséricorde…

« Depuis que l’homme est pécheur, l’amour de Dieu a pris la forme de la miséricorde.»[1] Toute la Bible est le récit de cette longue et patiente quête de Dieu à la recherche de l’humanité… Depuis le “Adam où es-tu ?” de la Genèse… jusqu’au “Pierre m’aimes-tu” du dernier chapitre de St Jean.

La réponse d’Adam replié sur lui-même, on la connaît : «J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai pris peur parce que je suis nu, et je me suis caché.» (Genèse 3, 10) Celle de Pierre est ouverte à la rédemption : « Seigneur, tu sais tout : tu sais bien que je t’aime.» (Jn 21, 17)

Pierre, découvrant l’absolue miséricorde du Christ, se laisse rejoindre, après les larmes, au plus profond, au plus obscur de sa vie appelée à renaître.

Saint Paul le blasphémateur pourfendeur de chrétiens fait, lui aussi cet expérience de la gratuité absolue de l’amour de Dieu. « S’il m’a été fait miséricorde, écrit-il, c’est afin qu’en moi le premier, le Christ Jésus montre toute sa patience, pour donner un exemple à ceux qui devaient croire en lui.»

Le fils qui a dilapidé l’héritage, découvre ce qu’il ne soupçonnait même pas… L’amour miséricordieux sans limite de son père et sa condition de fils aimé “quoi qu’il arrive…”

Le père sait bien que des formules dans le genre “tu n’es plus mon fils” comme il en échappe parfois à des parents excédés n’ont pas de sens… Il aime son fils et reste fidèle quoi qu’il arrive à cet amour !

Le beau récit qui nous est proposé ce matin nous apprend que l’accès au salut est d’abord et avant tout un acte de foi en Dieu dont l’amour est plus grand que nos péchés les plus sordides.

Le fils ainé, est tout aussi étranger à l’amour que son frère cadet… Lui non plus n’a pas encore compris que la mesure de l’amour n’est pas dans le mérite… L’amour ne se mérite pas.

Dom André Louf écrivait qu’il y a deux catégories de personnes qui sont en danger : « D’un côté les pécheurs endurcis; de l’autre les justes endurcis qui essaient de toujours mieux faire, simplement parce qu’elles ont peur de la colère de Dieu. Ces deux catégories ne connaissent pas encore l’amour… Quelque chose en nous doit s’effondrer, comme un bâtiment en béton auquel nous aurions travaillé depuis des années avec un soin exemplaire, et qui, à un moment donné, n’a plus fonctionné que comme un bouclier contre notre moi le plus profond, et contre les autres, courant ainsi le risque de nous protéger contre la grâce de Dieu elle-même.» [2]

Avec la confiance de l’enfant qui rêve que son père raccommodera les bêtises qu’il a faites, laissons l’amour de Dieu écrouler nos certitudes et nous rejoindre dans nos fragilités… Dieu veut nous relever et s’il nous relève c’est pour nous donner ce dont nous avons besoin pour être nous-mêmes en plénitude…

Dans l’Évangile que nous venons d’entendre, le Père ne dit pas à son fils : “C’est bien je te pardonne, deviens l’un de mes serviteurs, j’ai un autre fils pour te remplacer”, mais : “Mangeons et festoyons car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie.” De même, en Jean 21, Jésus ne dit pas à Pierre : “C’est bien je te pardonne, reprends place parmi les disciples, mais tu comprendras que j’ai demandé à Jean de s’occuper de mes brebis”, il lui dit par trois fois : « Sois le berger de mes brebis.» (Jn 21, 15.16.17)

Dans la découverte de l’amour miséricordieux laissons-nous décentrer de nous-mêmes et de notre péché. Inutile de nous appesantir sur lui dans une espèce de complaisance morbide qui nous ferait tourner encore une fois autour de notre nombril. Nous finirions par croire que c’est notre péché qui nous donne de la consistance alors qu’il n’est que vanité, illusion de vie, paille sèche tout juste bonne à alimenter la fournaise de l’amour de Dieu…

Accueillir la miséricorde de Dieu n’est pas une purge, c’est un bain de jouvence ! Plongeons dans l’amour de Dieu comme une éponge qui pourra s’en trouver regonflée et prête à ruisseler d’amour.

On raconte que le grand saint Jérôme avant de devenir, à la fin du 4ème siècle, e savant exégète qu’on connaît s’était essayé dans sa jeunesse à la vie érémitique dans le désert de Judée. Il s’adonnait à toutes sortes de macérations sans vrais résultats. Alors qu’il était au bord du désespoir un crucifix lui apparut, le plongeant dans une adoration profonde.

Jésus s’adressant à Jérôme du haut de la croix, déclare :

  • Jérôme, qu’as-tu à me donner ? Que vais-je recevoir de toi ?

La seule voix de Jésus suffit à rendre courage à Jérôme :

  • Je t’offre, Seigneur, la solitude dans laquelle je me débats.
  • C’est bien, Jérôme, répond Jésus. Tu as vraiment fait de ton mieux. Mais as-tu quelque chose de plus à m’offrir ?
  • Naturellement, Seigneur, reprend Jérôme, je t’offre mes jeûnes, la faim, la soif : je ne mange qu’au coucher du soleil !
  • Excellent, Jérôme, je t’en remercie. Je le sais, tu as fait de ton mieux. Mais as-tu encore autre chose à me donner ?

Et voilà Jérôme parti à mentionner ses veilles, la longue récitation des psaumes, son étude assidue de la Bible, de jour comme de nuit, le célibat auquel il s’essayait tant bien que mal, le manque de confort, la pauvreté, les hôtes les plus imprévus qu’il se faisait fort d’accueillir sans grogner et avec une mine pas trop désa­gréable, la chaleur du jour et le froid de la nuit.

A chaque fois, Jésus le félicite et l’en remercie. Mais à chaque fois aussi, un sourire malicieux sur les lèvres, il le presse un peu plus et lui demande encore :

  • Jérôme, as-tu quelque chose de plus à me donner ?

Ne sachant plus à quel saint se vouer, Jérôme ne peut que balbutier :

  • Seigneur, je t’ai déjà tout donné, il ne me reste vraiment plus rien !

Alors il se fait un grand silence dans la grotte et jusqu’au fond du désert, et la voix de Jésus retentit une dernière fois :

  • Si, Jérôme, tu as oublié une chose : donne-moi encore tes péchés, afin que je puisse te les pardonner ! [3]

[1] Dom Samuel Lauras, Comme un feu dévorant, Propos d’un moine sur l’exercice de la miséricorde, Artège, Paris, 2016, p. 63.

[2] André Louf, Au gré de sa grâce, Desclée de Brouwer, 1989, pp. 18-20.

[3] Cf. André Louf, Au gré de sa grâce, Desclée de Brouwer, 1989, pp. 199-201.