1ère lecture : Is 52,7-10
Psaume 97
2ème lecture : Hb 1, 1-6
Evangile : Jn 1, 1-18
Chers frères et sœurs,
En ce matin de Noël, le Verbe de Dieu, Jésus, se fait silence. Les bergers sont partis avec leurs flûtes, leurs instruments. Le concert des anges dans la nuit s’est subitement calmé. La paix est revenue autour de Bethléem. La petite ville elle-même est encore endormie. Elle est blottie au creux des rochers, elle contemple le lever du soleil. Tout repose maintenant, il n’y a plus ni bruit, ni fête, ni fanfare. L’exultation de la naissance, les premiers cris de l’Enfant, tout s’est apaisé brusquement, retombant dans ce silence mystérieux de l’aurore.
Et voici qu’autour de Bethléem, le soleil commence à poindre sur les champs et les façades et les terrasses de pierre renvoient déjà des reflets mauves et orangés. Apparemment, tout se passe comme les autres jours. Il fait un peu froid, puisque c’est l’hiver. Tout semble d’un calme absolu : c’est la paix et la douceur dans le cœur de Marie parce qu’elle a mis au monde son Enfant, dans le cœur de Joseph puisque malgré les circonstances un peu difficiles, cela ne s’est pas trop mal passé, c’est la paix dans le cœur des bergers qui ont loué Dieu et qui maintenant prennent un peu de repos et se lèveront plus tard que d’habitude. Paix aussi dans Bethléem qui vit dans l’insouciance de ce qui s’est passé cette nuit-là. On dirait que la terre et le ciel, les anges et les hommes ont fait un pacte dans lequel ils tombent dans le silence qui n’est pas un silence de lassitude, mais un silence d’adoration. Et c’est alors qu’au milieu de ce silence, dans cette paix du cœur, nous entendons la Parole qui vient d’être proclamée : “Au commencement était le Verbe”.
Chers frères et sœurs, si nous sommes rassemblés ce matin ce n’est pas à cause du chant des bergers, ni à cause du bruit de leurs flûtes, ni à cause du concert des anges, mais parce que mystérieusement, à travers le silence qui pèse ce matin-là sur Bethléem, notre regard est comme transporté tout à coup dans une autre monde par cette phrase mystérieuse : “Au commencement”. Oui, ce silence qui pèse sur Bethléem est l’image d’un silence beaucoup plus ancien, plus secret et plus profond encore, le silence qu’il y avait au cœur même de Dieu, le silence éternel qu’il y a dans l’amour du Père, lorsque de toute éternité est né dans le cœur du Père, le Verbe de Dieu, son Fils Unique. Silence de la terre qui répond à ce mystère de silence et de paix infinie, qui est éternel dans le cœur de Dieu. Et s’il fait silence ce matin-là sur la terre, c’est parce que depuis toujours dans les cieux, il y avait cet amour infini et silencieux du Père pour son Fils, et du Fils pour le Père dans l’Esprit.
Si nous sommes brusquement affrontés à ce silence dans lequel nous nous recueillons pour adorer et nous prosterner devant cet Enfant de la crèche, c’est parce que de toute éternité déjà, au cœur de Dieu, tout était accompli dans le silence de l’amour. Car l’amour véritable ne peut même pas se dire avec des mots. L’amour véritable est ce moment où le Père est simplement et absolument Père en donnant la Vie, où le Fils est simplement et absolument Fils en recevant la Vie et en devenant Parole du Père ; avant toute parole, avant tout commentaire et toute explication. C’est ce moment de l’action de grâces, du remerciement, de la tendresse échangée, de cette douceur qui chez nous les hommes, ne peut se lire que dans la lumière du regard. Car “Le Verbe était la vraie Lumière, qui éclaire tout homme en venant dans le monde”.
Si nous avions été ce matin-là à Bethléem, quelle lumière aurions-nous vue ? Certes, une lumière beaucoup moins éclatante que celle du chœur des anges qui se manifestent aux bergers durant la nuit, nous aurions vu une lumière beaucoup plus douce et plus délicate, nous aurions vu la lumière d’un visage de petit enfant, ce moment prodigieux pour le cœur d’une mère ou pour le cœur d’un père, où la lumière est simplement le regard de son enfant, où la lumière prend couleur de chair, couleur d’aurore, couleur de feu comme le soleil ardent à son lever, ce moment merveilleux où le petit enfant sourit, que ses yeux laissent briller la flamme secrète d’une tendresse qu’il ne peut pas encore dire.
“Le Verbe était la vraie Lumière, la Lumière venant éclairer tout homme venant en ce monde”. Chers frères et sœurs, si le Verbe avait brillé de tout son éclat, avec une puissance plus forte que le soleil, alors nous aurions été aveuglés, nous n’aurions pas pu le supporter, nous n’aurions pas pu le regarder en face ; mais puisqu’Il a pris Lui-même la lumière d’une chair humaine, cette lumière de douceur et de tendresse, en vérité, depuis ce jour-là nous pouvons regarder Dieu face à face, malgré toutes nos ténèbres, malgré toutes nos blessures. Car le mystère le plus opaque est bien que la lumière du visage de cet Enfant a brillé au cœur de nos ténèbres, et que nos ténèbres ne l’ont pas reçu. Voilà le mystère que nous vivons aujourd’hui. Nous savons que nous portons en nous cette part de ténèbres, nous savons que ce monde est un monde assombri par les ténèbres, nous en avons tous les jours l’aveuglante évidence, parce que seules les ténèbres sont vraiment aveuglantes, au sens où elles empêchent l’œil de voir même s’il voulait s’ouvrir pour contempler.
Et le mystère est que dans ce monde où Dieu a le visage de la lumière, qui devrait nous être la plus proche et la plus familière, la lumière du visage et du regard d’un Enfant, au moment même où cette lumière luit dans nos ténèbres, nos ténèbres refusent de l’accueillir. Pourtant, il a suffi de cette lumière pour que tout change. Ce jour-là sur Bethléem apparemment le soleil s’est levé comme tous les autres jours. Et les gens sont allés vaquer à leurs affaires, les soldats ont commencé à lustrer leurs glaives pour le massacre des saints innocents, les femmes ont continué à aller puiser de l’eau à la fontaine, les hommes ont continué à se réunir sur la place, et Hérode le roi, continuait à cultiver sa mégalomanie politique, et le clergé continuait à entretenir ses petites intrigues cléricales.
Et pourtant, tout notre monde était déjà pris dans une lumière différente, la lumière de ce regard d’enfant, de ce regard de Dieu posé pour la première fois sur nous à travers un visage d’homme et des yeux d’homme.
Chers frères et sœurs, depuis le jour de notre baptême, nous avons accueilli le visage même de Dieu à jamais gravé dans nos cœurs. Enfants de Dieu, nous ressemblons à l’enfant de Bethléem, et Dieu veut que sur notre visage resplendisse la même lumière de la tendresse paternelle de Dieu. Cette grâce de Noël s’accomplit pour nous aujourd’hui, elle se répand à travers la grâce du baptême qui se réalise chaque jour en nous, à travers aussi la grâce de ce pain qui va nous être donné, ce pain qui lui aussi a la couleur dorée de la lumière parce qu’il a dû passer par l’épreuve du feu, l’épreuve de la foi, de la lumière qui brûle, ce pain qui est cuit au soleil de l’amour de Dieu.
Que Noël soit vraiment ce visage et cette lumière d’une chair d’enfant, d’un véritable visage d’enfant qui resplendisse sur nous au fond de notre cœur.
Alors, si nous savons faire silence en nous pour laisser resplendir la Parole : “Au commencement était le Verbe”, si nous savons laisser notre cœur s’apaiser, pour que s’illuminent en nous la tendresse et la lumière du visage de Dieu, alors nous aurons compris ce qui peut nous unir aujourd’hui avec ceux qui célèbrent Noël au fond d’une prison, avec ceux qui célèbrent Noël sur la méditerranée à bord d’un pauvre canot, sous une toile de tente dans un camp de réfugiés, dans une chambre d’hôpital, dans le labeur d’un travail précaire, sous la menace des armes,… nous aurons compris que Noël n’est pas cette manière artificielle, de créer une joie qui peut nous consoler un instant peut-être et nous faire oublier la détresse et la misère du monde. Mais nous comprendrons vraiment que Noël est d’abord cette communion totale dans le silence de l’adoration et dans la découverte de cette lumière qui est la seule lumière qui brille encore sur notre monde enténébré : le visage même de Dieu. AMEN