Textes :
Frères et sœurs,
Nous sommes réunis ce soir pour inaugurer la nouvelle année paroissiale. Bon nombre d’entre nous ont repris le chemin de l’école ou ont, du moins, repris un rythme impacté par le rythme scolaire… qui donne le tempo de beaucoup de nos activités familiales ou communautaires.
C’est la saison des réunions de rentrée en tout genre et chacun essaie d’organiser son temps du mieux possible en fonction des incontournables de l’agenda.
Ceux qui participent à la messe tous les dimanches auront peut-être remarqué que nous avons entendu le même psaume aujourd’hui qu’il y a un mois… J’avais alors déjà été frappé par une expression qui prend toute son ampleur dans le contexte de rentrée et d’organisation d’une nouvelle année… : « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours… »
Avec une grande sagesse le psalmiste, conscient que notre vie est dans la main de Dieu, lui demande de nous en donner le mode d’emploi et la vraie mesure… C’est Dieu qui nous a faits. Il sait mieux que nous de quoi nous sommes pétris, et que nous sommes « une herbe changeante qui fleurit le matin, qui change et qui, le soir, est fanée, desséchée »… La durée de notre vie, qu’elle soit de quelques heures ou qu’elle atteigne le siècle, n’est finalement pas longue aux yeux de l’éternité qui est la vraie mesure de nos jours… « À tes yeux mille ans sont comme hier, c’est un jour qui s’en va, une heure dans la nuit… »
Demain, le 8 septembre l’Église a l’habitude de célébrer la naissance de Marie, la maman de Jésus… C’est une manière d’indiquer l’importance de notre inscription dans le temps qui passe et que Jésus rejoint en son incarnation. L’incarnation pourrait-on dire, c’est l’éternité qui fait irruption dans le temps pour lui donner… sa vraie mesure et sa finalité.
Disciples et frères du Verbe incarné, et membres de son corps depuis le jour de notre baptême, nous avons pour mission, au cœur du monde, d’indiquer que «l’Homme n’est pas la mesure de l’homme » comme l’écrit Xavier Emmanuelli[1]. La mesure de l’Homme c’est Dieu qui, de notre néant, nous appelle à son éternité.
À notre humble place, il nous est proposé de lever la tête et de chercher en Dieu la vraie mesure de nos jours pour en vivre nous-mêmes et apprendre à nos frères et sœurs humains à regarder plus loin que le bout de leur nez ou de leurs chaussures…
« Quel homme peut découvrir les intentions de Dieu ? …/… Qui peut comprendre les volontés du Seigneur ? …/… Nous avons peine à nous représenter ce qui est sur terre …/… ce qui est dans les cieux, qui donc l’a découvert ? » Autant de questions que pose le livre de la Sagesse entendu tout à l’heure.
C’est vrai que depuis l’époque de la rédaction du livre de la Sagesse, les choses ont beaucoup évolué… Les connaissances et les capacités d’interaction sur le créé ont tellement progressé que certains croient, que nous sommes à deux doigts de maîtriser totalement le mystère de la vie et de le tenir entre nos mains… Cela a tendance à leur donner la grosse tête et, comme un enfant qui prend conscience de ses capacités, ils se prétendent affranchis de la dépendance du Créateur… « Je n’ai plus besoin de ma maman… Je n’ai plus besoin de mon papa ! »
Ils se permettent alors de manipuler le vivant dans tous les sens, se jouant des repères les plus élémentaires du créé pour remodeler un homme à leur propre mesure…
Impressionnés nous aussi par les progrès de la science allons-nous abdiquer nous aussi et, par peur de paraître vieux jeu, allons-nous abandonner à des scientifiques ou philosophes agnostiques et parfois sans scrupules ou grisé par l’ampleur de leurs découvertes le soin de guider nos actes et de nous indiquer la « vraie mesure de nos jours »…?
Si Dieu est vraiment créateur comme nous le proclamons dans notre Credo, c’est qu’il a quelque chose à nous dire à propos de la manière dont nous pouvons gérer la création qu’il nous confie.
Dieu, nous dit le livre de la Sagesse, « a envoyé d’en haut son Esprit-Saint » pour nous apprendre ce qui plaît au Seigneur…
Les croyants de tout poil et, parmi eux, les chrétiens que nous sommes, doivent non seulement avoir voix au chapitre mais ils ont le devoir d’exprimer leurs raisons de vivre et d’espérer et leur vision de ce qu’est l’être humain créé à l’image de Dieu et appelé à développer la ressemblance.
C’est un devoir pour nous chrétiens d’éclairer notre conscience à la lumière de la Parole de Dieu et de ne pas nous laisser uniquement emporter par les idées à la mode…
La lettre à Philémon que nous avons entendue tout à l’heure est une magnifique illustration de ce qu’est notre responsabilité dans un monde dont les repères ne sont pas ou plus ceux auxquels notre foi nous rattache… Elle peut aider les chrétiens que nous sommes, à assumer leur différence avec courage et sérénité dans la société d’aujourd’hui.
Philémon, chef de famille de la ville de Colosses, a découvert la foi chrétienne grâce à Paul qui est devenu son ami et l’appelle même son « collaborateur bien-aimé ».
Onésime, dont Paul parle dans sa lettre est l’esclave de Philémon. Dans la société de l’époque, l’esclavage fait partie intégrante de la société et personne ne songe à le remettre en question…
Onésime s’est échappé. Au cours de sa cavale il a rencontré Paul qui est prisonnier à Rome.
Lui aussi, au contact de Paul, devient chrétien par le baptême. Paul va jusqu’à l’appeler « mon enfant à qui, en prison, j’ai donné la vie dans le Christ ».
En renvoyant Onésime à Philémon, Paul lui fait prendre un risque très sérieux puisque l’esclavage fait partie de la loi et que Philémon a droit de vie et de mort sur son esclave. Paul sait bien que la relation esclave/maître est en contradiction totale avec l’idéal chrétien de fraternité universelle… Il aurait pu, et c’était d’ailleurs son souhait, garder Onésime à son service et ne rien dire à Philémon… il écrit : « Je l’aurais volontiers gardé auprès de moi, pour qu’il me rende des services en ton nom, à moi qui suis en prison à cause de l’Évangile. » Cependant Paul, bien qu’il connaisse la foi chrétienne du propriétaire légal d’Onésime, ne veut rien faire sans son accord… Il lui écrit : « je n’ai rien voulu faire sans ton accord, pour que tu accomplisses ce qui est bien, non par contrainte mais de ton plein gré.»
Paul toutefois invite Philémon à discerner la décision qu’il prendra non plus seulement, comme il en aurait le plein droit, selon la loi des hommes, mais « à la mesure de sa foi de chrétien ».
Il écrit : « Si Onésime a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé ! »
Le propos de Paul n’est pas de faire une leçon de morale à Philémon mais de l’aider à discerner le bon comportement face à une loi qui l’autoriserait à faire des choses contraires à ce que lui dicte sa foi…
Nous sommes ici au cœur même des questions que les chrétiens d’aujourd’hui ont et auront de plus en plus à se poser face à des lois officiellement enregistrées qui entrent en contradiction avec leurs convictions les plus profondes.
Il n’est plus possible pour un chrétien aujourd’hui de s’appuyer sur le socle de la loi officielle pour garantir l’authenticité chrétienne de son comportement. On ne peut plus dire : « c’est légal je suis donc sûr de ne pas me tromper !… » C’est un très grand défi pour les générations montantes et une lourde responsabilité pour les parents et éducateurs chrétiens d’aujourd’hui… Saint Paul écrira un jour aux Corinthiens : «”Tout est permis”, dit-on, mais je dis : “Tout n’est pas bon.” “Tout est permis”, mais tout n’est pas constructif. » (1 Cor 10, 23)
Être chrétien c’est exigeant et cela le sera probablement davantage dans les années qui viennent… C’est pourquoi il est bon de calculer quelles sont nos forces comme celui qui veut bâtir une tour ou le roi qui part à la guerre dont Jésus nous parlait dans l’Évangile tout à l’heure… Car, nous dit Jésus, « Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher à ma suite ne peut pas être mon disciple. …/… Celui d’entre vous qui ne renonce pas à tout ce qui lui appartient ne peut pas être mon disciple… »
En cette période de rentrée, mais aussi en cette période où notre pays vote des lois sur ce qui est permis ou non dans le domaine de la procréation… « Apprends-nous, Seigneur, la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse et apprends-nous ce qui te plaît… »
Bonne rentrée à tous.
[1] Xavier Emmanuelli, l’homme n’est pas la mesure de l’homme, Presses de la renaissance, 1999.